La valse entre le cadre et l’instant en executive coaching

 
Scott Phillips     novembre 2018

Mémoire de fin d’étude du DU Executive Coaching de l’Université de Cergy-Pontoise

 


 

« Au deuxième temps de la valse Nous comptons tous les deux une-deux-trois »
Jacques Brel

 

Introduction

Le cadre est souvent le point d’entrée par lequel les coachs en formation et les clients néophytes découvrent ce qu’est – et aussi ce que n’est pas – l’executive coaching. Cela correspond aussi sans doute à un besoin d’être rassurés par un cadre clair et l’utilisation d’outils de coaching parfois très structurés.

Après tout, l’executive coaching est issue d’une longue tradition de rationalité occidentale, de la technè grecque à Descartes, ainsi que des théories du management pour lesquelles les résultats s’obtiennent par l’application de processus stables et éprouvés.

Or, si le coaching existe, c’est aussi pour répondre aux problématiques auxquelles le management classique n’arrive pas à répondre, pour questionner les habitudes théoriques qui nous lient à la notion d’efficacité et pour rendre toute sa place à l’inattendu qui émerge dans l’instant.
Afin de tenter de rendre leur juste place à chacune de ces notions, nous nous intéresserons d’abord à clarifier celle de cadre, avant d’éclairer celle d’instant à partir du concept grec de Kairos, afin, in fine, de tenter de montrer en quoi l’intelligence de situation peut être utile pour valser avec légèreté de l’une à l’autre.

Le cadre en executive coaching

▪ Précisions sur la notion de cadre en executive coaching

Le cadre est essentiel et indispensable en executive coaching car il permet la création d’un espace–temps de travail clair à la fois efficace et fécond. A l’intérieur de ces limites bien définies, le coach comme le client peuvent évoluer sereinement et y exprimer toute leur créativité en vue d’atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés ensemble.

Le cadre est avant tout « un accord sur un ensemble d’éléments comme la périodicité des séances, le mode de travail en coaching et, le cas échéant, le travail hors séance, la relation entre coach et coaché » qui prend corps dans un « contrat juridique qui mentionne au minimum : contexte de l’intervention, objectifs du coaching, rôle du coach, cadre de travail, tarification, engagements déontologiques, clauses juridiques particulières » (Amar et Angel, 2017, p113).

Il est, pour le praticien du coaching, présent en creux dans les textes fondateurs de la profession comme les compétences du coach (Cf. Compétences de l’ICF en Annexe 1) ou les codes de déontologie des différentes fédérations. Les multiples définitions de l’executive coaching offrent également une bonne vision de ce qu’il est en comparaison notamment de ce qu’il n’est pas comme le life-coaching, la formation, le conseil, la thérapie, le mentorat, le co-développement ou encore la conversation privée.

Le cadre se pose dès la première séance de coaching, certains éléments étant imposés par le coach et d’autres, plus rares, par le client. Enfin, une grande partie des éléments sont co-construits par le coach et le client, et peuvent être renégociés au fil du de la relation.

Durant la séance, le cadre prend chez certains auteurs la forme du « processus » ou de la « structure » comme dans le modèle GROW (Goal, Reality, Options, Willingness) qui, à l’instar de nombreux autres modèles, préconise une série de rubriques à traiter dans un temps imparti. (Whitmore, 1996)

Enfin, les centaines d’outils, plus ou moins longs et structurés, à disposition des coachs sont autant d’éléments qui participent à la création d’un cadre le plus souvent proposé par le coach et accepté ou non par le client.

Ainsi, le cadre que nous choisissons de retenir pour cette analyse inclu tous ces éléments de niveaux logiques différents, même s’ils n’ont pas les mêmes caractéristiques de rigidité, tant en fonction de leur essence que des circonstances particulières auxquels ils sont confrontés.

▪ Cadre « métallique », « élastique » et « plastique »

Pour décrire ces différents états du cadre, nous proposerons une métaphore issue de la science des matériaux :
Certains éléments du cadre ne doivent jamais être remis en cause, c’est en quelque sorte le cadre « métallique » du coaching. On peut citer dans cette catégorie, le respect de l’éthique et de la déontologie, le contrat juridique (sauf nouvel accord co-construit) ou encore le principe de confiance et de respect, qui doivent toujours être présents et vivants dans le travail du coach et qui, s’ils venaient à disparaître, remettraient en cause l’existence même du coaching en « cassant » en quelque sorte sa structure.

D’autres éléments du cadre sont ou peuvent devenir « élastiques », c’est-à-dire que sous l’effet d’actions apparaissant en ou hors séance, ils peuvent être momentanément assouplis avant de finalement reprendre leur forme initiale. Ça serait le cas par exemple d’un coaché qui validerait avec son coach l’abandon momentané d’un objectif en raison des circonstances sans pour autant le remettre en cause ou d’un coaché dont les propos glisseraient momentanément du côté de la thérapie.

Enfin, certains éléments du cadre peuvent être qualifiés de « plastiques » quand des actions modifient durablement sa forme. Nous pourrions illustrer cette situation avec le cas d’un coach qui choisirait de ne pas aller au bout d’un outil qu’il a proposé ou celui d’un coaché qui déciderait d’arrêter plus tôt un coaching parce que ses objectifs sont atteints.

Nécessaire à l’existence même du coaching et à son efficacité, le cadre ne doit malgré tout pas transformer la relation de coaching en un travail rigide qui risquerait de déconnecter le coach comme le client de ce qui se joue d’important dans l’instant.

L’instant en executive coaching

▪ Précisions sur la notion d’instant

Le dictionnaire Larousse donne trois définitions de la notion d’instant :
– « Durée très courte, très petit espace de temps : Je ne resterai que quelques instants »
– « Le moment présent : Vivre dans l’instant. »
– « Moment précis dans le temps : Attendre l’instant propice. »

Dans le langage courant, l’instant est donc à la fois un temps court, précis, attendu et qui implique qu’une certaine forme de vie ou d’événement s’y exprime, s’y développe. En executive coaching, nous nous intéresserons à cette notion plus particulièrement dans le contexte de la séance, car y sont présents dans le même temps le coach, le client, le cadre et la relation de coaching. Dans la séance, l’instant décisif, qui nous intéresse en particulier, est celui dans lequel quelque chose se joue, l’instant où le coach doit prendre la pleine mesure de l’importance de ce qui se passe afin d’en tirer des fils féconds pour la suite du coaching, quitte à lâcher momentanément le cadre défini précédemment. Dans la philosophie occidentale, le concept parfois oublié de Kairos est le premier à avoir traité en profondeur cette question de l’instant à la fois précis et propice, à l’instar de certaines philosophies orientales qui abordent le même thème au travers de notions différentes.

▪ Le Kairos, une philosophie de l’instant comme composante du temps

Dans la Grèce Antique, Kairos est d’abord le dieu de l’occasion opportune. C’est un petit dieu ailé, avec le crâne rasé et une longue mèche de cheveux sur le devant du front, un peu à la manière de nos footballeurs modernes. Kairos est rapide, agile, il faut le guetter et le reconnaître pour ensuite le saisir ! Le dompteur du destin est celui qui aura réussi à lui couper sa mèche pour la ramener aux hommes en guise de preuve. Personne n’y est jamais parvenu. Comme d’ailleurs personne n’est jamais parvenu à expliquer définitivement la notion d’instant et son articulation avec celle plus générale de temps.

En plus d’être un Dieu, le Kairos représente pour les Grecs un des trois concepts qui éclaire justement cette notion de temps. L’Aiôn est le temps éternel, immense, Chronos le temps qui s’écoule, que l’on peut graduer et Kairos donc, le temps de l’instant, cette seconde d’éternité, qui se traduira plus tard en latin par « opportunitas », ou en anglais par « right time ».

En coaching, l’Aiôn, le temps immuable, évoque la présence éternelle du monde pour le coaché, matérialisée, du point de vue de la pratique du coach, par une présence égale, renouvelée et rassurante. Le Chronos est quant à lui mobilisé en coaching à de très nombreuses occasions : pour organiser un accompagnement, pour chronométrer une séance, un exercice, mais aussi pour planifier des objectifs, des actions, etc. Ces deux temps sont en quelque sorte en eux-mêmes des éléments du cadre. Le Kairos, enfin, est un temps différent, qui créé un relief dans l’instant, qui se détache de l’horizon plane de l’Aiôn et du Chronos et que le coach doit saisir à sa juste mesure pour avancer de manière pertinente. L’élément qui ressort dans l’instant et dont l’importance impose que le temps s’arrête.

Monique Trédé, helléniste spécialiste du concept, explique que le développement du Kairos correspond à l’époque où les Grecs commencent à considérer les actes des hommes comme autonomes et non plus dépendants des seules volontés divines. Ils cherchent donc à trouver le Kairos dans tous les domaines qui les intéressent alors : la stratégie militaire, l’art, mais aussi évidemment, la philosophie et la politique (Trédé, 1992). Cette idée d’autonomie de l’Homme et en même temps d’impuissance partielle face à ce qui advient trouve un écho particulier pour le coach, dont le métier consiste à la fois à tenir un cadre tout en laissant de l’espace pour l’inattendu.

Yves Richez, coach et Ph.D. en stratégies de performance, précise : « Dans la Grèce Antique, le kairos symbolise l’occasion, ce moment juste, l’opportun de la situation. Cet espace fini, mais pas commencé, ou selon Aristote : « ce moment minimal en même temps qu’optimal – entre le pas encore et le déjà plus – sur lequel compte l’homme d’action pour réussir ». (Richez, 2006, p 28)

C’est dans ce moment que le coach doit saisir l’instant, sans pour autant lâcher totalement le cadre comme l’explique Jean-Pierre Vernant avec l’aide cette fois-ci de Platon : « L’artisan, pour intervenir avec son outil, doit apprécier et attendre le moment où la situation est mûre, savoir se soumettre entièrement à l’occasion. Jamais il ne doit quitter sa tâche, dit Platon, sous peine de laisser passer le Kairos, et de voir l’oeuvre gâchée. » (Jean-Pierre Vernant, 1965, t. II p. 59) En coaching, c’est au praticien de repérer ce moment opportun en faisant jouer ses qualités d’observation, ses questions ou, bien souvent, ses silences constructifs.

Alors qu’il prétend définir ce que l’on arrive à saisir de l’instant, le Kairos est lui-même un concept difficile à saisir parce ce qu’il se situe à la jonction de deux notions : l’action et le temps ou, pour parler en termes heidegerriens, l’être et le temps. Heidegger sera d’ailleurs le premier philosophe moderne à s’intéresser de nouveau aux philosophes présocratiques et à cette notion de « temps kairologique » en traitant longuement l’oubli de la question de l’être par la philosophie occidentale et la prédominance de la technique sur le sens dans nos sociétés modernes. (Heidegger, 1927, Être et Temps) En coaching, du danger de faire du cadre l’essence de la pratique au détriment de l’instant, ou du moins, d’une valse entre ces deux notions parfois difficiles à conjuguer.

La valse entre le cadre et l’instant, une intelligence de situation

▪ Le dilemme du cadre et de l’instant pour le coach

On l’a vu, le cadre est à la fois riche, multiple et mobilise des niveaux logiques différents. Son côté structurant pousse le coach à mobiliser plutôt son cerveau gauche : rationnel et séquentiel.

L’instant décisif, que le coach ne doit surtout pas rater, procède plus de la présence et sollicite principalement le cerveau droit : intuitif et créatif.

Le coach, et en particulier le coach en apprentissage, est souvent tiraillé en séance entre sa volonté d’amener de la structure et son souci de ne pas passer à côté d’un instant décisif, lui-même d’ailleurs souvent rendu possible par la mise en place préalable d’une structure !

Un des enjeux majeurs du coach sera donc de réussir à passer fréquemment de l’un à l’autre sans brusquer son client, avec l’évidence souple et coordonnée de la valse.

▪ La valse

D’après le dictionnaire Larousse, la valse est une « danse ancienne de rythme lent, exécutée par couple et en tournant. » Le mot vient de l’allemand « Walzer » qui signifie « tourner en cercle ». Le coaching est une danse à deux entre le coach et le client, elle aussi circulaire dans les sujets abordés, plutôt menée par le coach sur le cadre, mais dans le but que le client y prenne toute la place sur le contenu. C’est aussi pour le coach une valse entre le cadre et l’instant même si ces deux éléments n’entrent pas nécessairement en contraction de la même façon.
L’instant peut devenir momentanément plus important que le cadre sans pour autant le remettre en cause ; cela sera notamment le cas avec le cadre défini plus haut comme « élastique » alors qu’ailleurs, un rappel de cadre pourra s’avérer nécessaire pour ramener un client qui viendrait tester le cadre « métallique » du coaching. Enfin, le cadre « plastique » du coaching pourra toujours le cas échéant être discuté et refaçonné ensemble entre coach et client. Dans toutes ces situations comme dans celles plus quotidiennes d’une séance classique, le coach devra mobiliser une compétence particulière pour valser harmonieusement du cadre à l’instant : l’intelligence de situation.

▪ L’intelligence de situation

Pour David Autissier, Maître de Conférences à l’IAE Gustave Eiffel et expert en stratégie de transformation, l’intelligence de situation est, dans un contexte plus large que le coaching, « la capacité des individus à comprendre les contextes et les personnes de manière à agir en connaissance de cause, de façon à ce que tout échange soit profitable et produise de la réussite. » (Autissier, 2009, p11) En executive coaching, comprendre le contexte et les personnes revient à faire la synthèse – quasi instantanée – entre ce que l’on sait du cadre et ce que l’on perçoit de l’instant pour aller le plus efficacement possible vers les objectifs.

Plus loin : « bien se connaître, être en mesure d’apprécier ce qui se passe et les objectifs avoués ou non de chacun et savoir interagir avec l’autre de manière à ce que tout échange produise quelque chose dont le résultat s’inscrit dans un projet plus vaste. » (Autissier, 2009, p25) Cette précision évoque en executive coaching l’alignement des objectifs avoués et inavoués qui émergent dans l’instant avec le cadre des objectifs plus larges co-construits au début de la relation de coaching.

Enfin, « l’intelligence de situation n’obéit à aucune loi parce que toutes les situations sont différentes, et les agissements seront contingents et adaptés. C’est une forme d’invention du réel dans lequel les participants ont envie de plonger. » (Autissier, 2009, p 18) Cette « invention du réel » évoque l’impermanence des choses, le fait que le coach ne se baigne jamais deux fois dans le même coaching, dévoilant dans un même mouvement la difficulté et la beauté de ce métier si particulier.

▪ Développer son intelligence de situation

Pour développer son intelligence de situation, Autissier identifie cinq éléments (Autissier, 2009) qui donnent un éclairage spécifique aux compétences connues du coach :

– L’introspection, la conscience qu’une personne a de sa manière d’être et de faire, le travail sur soi qui peut prendre pour le coach la forme du travail thérapeutique ou de la supervision et que l’on retrouve dans la compétence EMCC (European Mentoring and Coaching Council) « se développer en tant que coach »

– La compréhension des environnements, des personnes, à entrer dans la logique de l’autre et à s’y adapter sans pour autant se dévoyer évoque en coaching le respect de la vision du monde du client tout en l’accompagnant vers ses objectifs ou encore les bénéfices de la position méta ;

– La capacité à interagir avec autrui renvoie aux compétences du coach de « co-création de la relation avec le client » de l’ICF

– la capacité à réaliser, produire et obtenir des résultats rappelle l’importance du cadre des objectifs en executive coaching ou encore la compétence « Planifier et établir des objectifs » de l’ICF

– la capitalisation qu’une personne est en mesure de faire dans une logique d’apprentissage évoque pour le coach la construction d’un capital de connaissances à partir de ses propres expériences afin de ne pas systématiquement repartir de zéro comme le préconise la compétence « Agir en conscience pendant et après la séance de coaching » de l’EMCC

En travaillant spécifiquement – dans et en dehors de ses séances – son introspection, sa compréhension des environnements, sa capacité à interagir avec autrui, sa capacité à obtenir des résultats et sa capitalisation de l’expérience, le coach pourra développer son intelligence de situation et ainsi parvenir à une plus grande aisance dans sa manière de faire valser cadre et instant dans sa pratique de l’executive coaching.

Conclusion

Le cadre du coaching, puissant et protéiforme, est la première pierre sur lequel se pose toute relation de coaching. Son caractère fondateur et sa simplicité d’application peuvent parfois en faire pour le coach un but en soi qui deviendrait alors un élément de rigidité pour la relation. En poussant la métaphore étymologique du coach « coche » de voiture, un praticien trop pris par son cadre serait comme un conducteur trop concentré et peu agile avec ce qui se passe dans le cadre de son habitacle et qui en viendrait à oublier l’essentiel : l’instant décisif qui se joue sur la route.

L’instant décisif, attendu tant par le coach que par le client, ne se laisse justement pas apprivoiser facilement et peut prendre des formes si variées qu’il serait presque absurde de les imaginer à l’avance. L’instant fait le lien entre les notions de temps et d’action d’une manière surprenante pour nos esprits analytiques et ne parvient jamais totalement à dévoiler son essence, mais correspond plus prosaïquement en coaching à ces instants déterminants qui doivent amener le client au-delà de ce que le cadre avait anticipé.

Ainsi, nous l’avons vu, le cadre du coaching n’est pas le but en soi, il est comme le filet tendu par le pêcheur pour capturer ce qui existe déjà, mais que l’on ne contrôle pas encore. Le Kairos et l’intelligence de situation nous rappellent à notre humilité de coach face à ce qui advient, à cette posture de non-vouloir dans un cadre co-construit paradoxalement très volontaire sur ses objectifs et, comme vu précédemment, indispensable pour permettre le jaillissement espéré.

 

 

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